- ABU L-‘ATAHIYA
- ABU L-‘ATAHIYA«Tête folle», sobriquet sous lequel est resté célèbre un des plus purs lyriques en langue arabe, de son nom Is 陵‘il ibn al-Q sim, né à Coufa avant 747 (129 de l’hégire) et mort à Bagdad entre 825 et 828 (210 et 213 de l’hégire).Du libertinage à l’ascétismeAb l-‘At hiya tirait son origine de paysans araméens fixés en Babylonie et qui étaient tombés en servage lors de la prise d’‘Ayn Tamr (en 634). Sa famille, après avoir embrassé l’isl m, fut affranchie et vint se fixer à Coufa où son père, dit-on, aurait été potier ou poseur de ventouses. Les charmes physiques d’Ab l-‘At hiya et la précocité de ses dons poétiques lui épargnèrent toutefois un destin identique. Très tôt, il paraît avoir été pris par l’inconstance et l’inquiétude intellectuelle qui, depuis toujours, perturbaient Coufa. Vers ce temps, de nombreuses anecdotes nous montrent le jeune homme en rapport avec des libertins passionnés de poésie; il semble notamment avoir fréquenté la petite coterie qui se pressait autour du trop fameux W liba, personnage trouble et licencieux dont, en dépit de quelques brouilles, il paraît avoir subi la perversion comme le jeune Ab Nuw s. Bientôt, d’ailleurs, tout ce monde, fasciné par les perspectives qu’offre Bagdad qui vient d’être fondée en 762, abandonne Coufa.Pour Ab l-‘At hiya, c’est une vie nouvelle qui s’annonce. Sous le calife ‘abb side al-Mahdi, de 775 à 785, il semble avoir ses entrées à la cour; au souverain, il adresse quelques panégyriques qui évoquent l’idée d’une position officielle auprès de lui; des maladresses, des imprudences le font jeter en prison, soit parce qu’il a compromis une princesse, soit bien plutôt parce qu’il affiche trop sa sympathie pour des théories manichéennes. Sous le califat de H r n al-Rach 稜d, de 786 à 809, il rentre en faveur; il sert la politique pro-arabe du souverain et, dans des panégyriques ou des pièces de circonstance, il lance l’anathème contre le parti pro-iranien décapité depuis la disgrâce des Barmakides; parallèlement, Ab l-‘At hiya répond aux fantaisies du calife et de son entourage; il écrit ou improvise des pièces légères, prend part aux fêtes de la cour, entretient des relations suivies avec des musiciens compositeurs, en particulier avec le cantor Ibr him al-Maw ルili et avec son fils. Pour prix de ses services, le poète reçoit une pension. Pourtant, si l’on en croit les récits anecdotiques, il vit modestement dans un quartier pauvre, parmi ce petit peuple qu’il a connu à Coufa dans sa jeunesse. Très loin de lui sont alors les souvenirs de sa vie libertine.Selon des indices sérieux, vers 800 – il a dépassé la cinquantaine – la crise éclate; la vie de cour lui apparaît dans toute sa pompe fallacieuse et niaise; il tente de briser ses chaînes. H r n al-Rach 稜d se fâche, le fait jeter en prison. Il faut céder, et le poète reprend son rôle de panégyriste. Tout donne cependant à penser que, désormais, il ne cesse plus de composer des pièces d’inspiration ascétique qui lui assureront une durable célébrité. Les troubles qui marquent la succession d’al-Rach 稜d ne changent rien à son sort ni à son dédoublement comme poète lyrique et panégyriste. Sous le calife al-Ma’m n, il marque encore sa présence comme poète officiel. Puis l’ombre vient, et Ab l-‘At hiya s’éteint modestement et retourne à l’éternel silence, dans un humble cimetière de Bagdad.Les dimensions de l’œuvreGrâce au zèle de son fils, une minime partie de l’œuvre du poète a pu être sauvée. À l’évidence, il s’agit d’un florilège. Une mince attention a seule été accordée aux pièces officielles adressées aux califes. De même, un certain dédain semble avoir été affiché pour les pièces d’inspiration érotico-élégiaque. Tout l’effort, en revanche, s’est concentré sur la fixation écrite et la conservation des poèmes ascétiques; cet effort a été rendu plus efficace encore par l’intervention, au XIe siècle, d’un érudit andalou, Ibn ‘Abd al-Barr (mort en 1070). Comme on le voit donc, ce que nous possédons de l’œuvre d’Ab l-‘At hiya ne nous fournit plus qu’une vue fragmentaire et déformée. La mémoire du poète n’a cependant pas eu à en souffrir. Comme chantre officiel et élégiaque, Ab l-‘At hiya fut, en effet, un artiste intégralement médiocre; chez lui, le panégyrique ou la chanson d’amour sont d’une froideur et d’une pauvreté de style attristantes. C’est qu’aussi bien, lui-même l’a senti, ces deux genres n’étaient pas les siens.Les poèmes ascétiquesReste les productions lyriques d’inspiration ascétique. Ce sont, en général, de courtes compositions où les mètres employés sont ceux que préféraient les élégiaques comme al-‘Abb s al-A ムnaf par exemple. Cette particularité en facilitait la mise en musique, et le Livre des chansons d’Ab l-Farad モ ‘Al 稜 al-I ルfah ni contient de nombreux spécimens de pièces écrites en cette intention. La langue de cette œuvre ascétique est d’une volontaire simplicité; nulle part ne se rencontrent le gongorisme ni les acrobaties de rhétoriqueur si fréquents chez d’autres poètes du temps, tel Muslim en particulier. Ces pièces offrent souvent des reprises d’une même formule, d’un mot clef et les réminiscences coraniques y sont fréquentes. Visiblement, tout l’art du poète tend à un unique but: toucher et édifier un public simple, populaire, sans goût pour le maniérisme de cour. De là, sans nul doute aussi, cette monotonie qui nous envahit à une lecture d’ensemble. Faut-il toutefois rappeler qu’une telle impression disparaît quand le poème est considéré en soi comme un thème de méditation?Dans ses pièces ascétiques, Ab l-‘At hiya ne célèbre point l’isl m; il ne chante le prophète Mahomet que d’une manière épisodique; de même, les dogmes essentiels semblent au poète des vérités si définitivement acquises qu’il paraît superflu d’en faire une confession répétée. Sa visée est à la fois différente et plus profonde; sous al-Mahdi, cela lui avait valu plus d’une fois d’être inquiété par la police inquisitoriale et, dans ses vers, il avait dû rappeler son indéfectible attachement à la foi révélée. Mais ce n’était là que précautions pour annoncer à son aise ce qu’il se sentait mission de proclamer. Il est le chantre de la vanité de l’être. Il rappelle donc à ceux qui ont des oreilles pour l’entendre et un cœur pour le comprendre que tout ici-bas est évanescence et vanité, que la richesse est un leurre, que le plaisir est sans durée, que la beauté comme la gloire passe, que la sagesse conduit à la pénitence et au refus du monde.Situation de l’œuvre poétiqueNous aurions tort de voir seulement dans ces thèmes ce que, tant de siècles auparavant, l’Ecclésiaste avait énoncé. Pour en mesurer l’exacte portée, il convient de les replacer en leur temps et de les juger en fonction d’un public. Songeons à leur effet sur ce monde blasé de la cour bagdadienne où la délectation morose est source de plaisir. Replaçons-les aussi dans cet Iraq du VIIIe siècle finissant, où la mystique s’ébauche et se développe à partir d’une ascèse proche de celle que prêche Ab l-‘At hiya. Ne perdons pas de vue, enfin, tout ce qui subsiste du dualisme manichéen à l’époque du poète qui, au surplus, à maintes reprises, dans ses vers, oppose la lutte éternelle entre le bien et le mal dans l’univers créé. Alors, les poèmes ascétiques d’Ab l-‘At hiya prennent toute leur importance dans un ensemble qui les explique. Ils sont un effort pour engager la poésie dans une voie autre que l’afféterie du style qui la guette; à bien des égards, cette poésie représente aussi une forme vivante qui maintient étroit le contact avec la pensée populaire ou avec ce qui lui ressemble; sur un autre point, enfin, elle constitue un aspect de l’humanisme iraqien, puisqu’elle s’écarte du quiétisme général pour restituer à l’homme sa place dans un monde où il n’est rien et où, pourtant, son instinct le pousse à subsister.
Encyclopédie Universelle. 2012.